Matthieu 5,13-16
Vous allez me dire, avec raison, que les paroles de Jésus n’ont pas de sens puisque le sel ne peut pas perdre sa saveur, même en vieillissant, sa structure chimique ne se modifie pas et il garde son goût de sel.
D’après ce que j’ai lu, il semblerait peut-être qu’il y ait eu à l’époque un sel de mauvaise qualité que l’on extrayait de la mer morte et qui perdait son goût au bout d’un certain temps.
C’est peut-être ça l’explication.
Une autre serait de penser que c’est une parabole : un petit récit qui part d’éléments du quotidien, ici le sel et la lumière, et qui tout d’un coup dans la bouche de Jésus change de registre, quitte le réel pour parler, en images, de Dieu et de notre rapport à lui ou de notre rapport au monde dans l’éclairage de Dieu.
Le sel et la lumière sont tous deux indispensables à la vie.
À moins d’être un vampire que la lumière détruit, je pense que tout le monde voit ce que la lumière peut avoir de positif et d’indispensable.
Dans la Bible, la métaphore de la lumière pour parler de la foi et de la connaissance de Dieu est fréquente.
Mais parlons un peu du sel.
Dans l’Antiquité, le sel est une denrée très précieuse autour de laquelle est bâti tout un commerce, avec ses routes (« la route du sel ») et ses réseaux d’échanges.
Un grand savant latin né du vivant de Jésus et qui vivait à Rome, Pline l’Ancien, nous en donne une idée.
Il n’était pas chrétien, on ne peut donc pas penser qu’il a été influencé par les paroles de Jésus.
Il a écrit dans son encyclopédie : « Rien n’est plus utile pour le corps que le sel et le soleil ». En latin, l’expression est particulièrement percutante du fait de la ressemblance entre les deux mots « sel » et « soleil » qui se disent « sale » et « sole ».
À cette époque, et toujours de nos jours, le sel sert à de multiples utilisations.
Il sert bien sûr à donner du goût aux aliments.
Et il sert aussi à les conserver.
Là où il n’y a pas de chaine du froid, c’est la principale façon de conserver les aliments, avec les salages, les salaisons et les saumures.
On a utilisé également le sel pour fabriquer le vin, fixer les teintures, tanner le cuir, réaliser des alliages en métallurgie …
Parce qu’il donne du goût et qu’il permet de conserver, le sel est de tout temps, un symbole de vie.
Mais cela va au-delà.
Depuis les premières traces écrites, le sel est un élément important de la spiritualité.
Il permet d’apporter du divin dans les choses humaines et ainsi de faire le lien entre le monde humain et le monde divin.
Homère, qui écrit au 8e siècle avant J.-C., rapporte qu’on sale la viande avant de l’offrir aux dieux.
On retrouve tous ces aspects précieux du sel dans l’Ancien Testament :
Le sel comme un symbole de vie.
Il sert à la purification de l’eau pour qu’elle soit source de vie (cf. 2 R 2,20-21) : Élisée jette du sel dans l’eau d’une source pour l’assainir, pour qu’elle ne cause plus ni mort ni fausse couche.
Le sel comme symbole de la consécration à Dieu.
Dans le livre de l’Exode, mis par écrit plusieurs siècles après Homère, l’encens sacré qui est le signe exclusif de la rencontre de Dieu avec Moïse doit être salé :
« Le Seigneur dit encore à Moïse : « Procure-toi des substances odorantes : du storax, de l’onyx et du galbanum. Ajoutes-y une quantité égale d’encens pur.
Un parfumeur les mélangera avec du sel, pour en faire un produit pur, réservé à mon service.
Tu en réduiras une partie en poudre fine, que tu utiliseras dans la tente de la rencontre, devant le coffre de l’alliance, à l’endroit où je te donnerai rendez-vous. Vous respecterez le caractère strictement réservé de ce produit.
Vous ne fabriquerez pas de parfum de même composition, pour un usage non religieux. Vous le considérerez comme étant réservé exclusivement à mon usage.
Si quelqu’un prépare un parfum semblable pour en respirer l’odeur, il sera exclu de la communauté. » (Ex 30,34-38)
Dieu demande à son peuple de saler tous les aliments qui lui sont offerts et le sel devient ainsi le signe de l’Alliance que Dieu a conclue avec les êtres humains.
On peut lire dans le livre du Lévitique :
« Tu déposeras du sel sur chaque offrande végétale. Jamais tu ne négligeras d’en mettre, car le sel symbolise l’alliance que Dieu a conclue avec toi. C’est pourquoi une offrande de sel sera jointe à tout sacrifice. » (Lev 2,13)
Le sel qui conserve les aliments, qui leur permet de durer sans se perdre, conserve aussi l’Alliance, il l’inscrit dans la durée.
On en trouve une trace très claire dans le livre des Nombres :
« Je vous donne, en vertu d’une loi perpétuelle, à toi, à tes fils et à tes filles, toutes les redevances prélevées pour le SEIGNEUR par les fils d’Israël sur les choses saintes. C’est là – pour toi et tes descendants – une alliance consacrée par le sel et immuable aux yeux du SEIGNEUR. » (Nb 18,19, TOB).
Comme tout ce qui se rapproche du sacré, le sel est un symbole ambivalent : la vie mais aussi la mort.
Par exemple avec le récit de la femme de Loth qui est changée en statue de sel car elle a désobéi à Dieu (Gn 19,26).
Dans la mort comme dans l’Alliance avec Dieu, le sel garanti l’éternité :
Sophonie 2,9 : « ce sera un lieu couvert de mauvaises herbes, une mine de sel, un lieu dévasté pour toujours»
Parce que la mort et la vie ne vont jamais l’une sans l’autre, Dieu n’élimine ni l’une ni l’autre dans l’Alliance qu’il conclut avec nous.
Même si c’est une alliance de vie, la mort y est présente.
Dieu nous propose une voie pour contenir la mort dans un registre terrestre, et déployer la vie dans une dimension qui nous dépasse.
Dans l’Évangile de Matthieu, comment se traduit le fait que nous soyons le sel de la terre ou la lumière du monde ?
Par les « belles œuvres » que nous faisons ! C’est le dernier verset du passage.
Difficile pour des Protestants, champions toutes catégories du salut par la grâce de Dieu et pas par les bonnes action effectuées d’avaler ce verset.
Ce n’est pas grâce à ces belles choses que nous faisons que l’Alliance de Dieu nous atteint, c’est parce qu’elle nous a atteint que nous devenons le sel et la lumière du monde ce qui nous met en capacité de faire des belles choses.
C’est ainsi, par les belles choses que nous faisons, que se manifestent au monde la lumière et le sel que nous sommes.
Je dis « au monde » car la terre dont nous sommes le sel, est bien l’humanité entière.
En nous décrivant comme du sel et de la lumière pour autrui, Matthieu parle de la responsabilité que nous avons de faire briller l’Alliance de Dieu, d’en être les témoins resplendissants.
Responsabilité, qui comme le sel et la lumière, ont un rôle pragmatique à jouer dans le monde terrestre.
Notre comportement, notre attitude de vie, nos engagements éthiques, c’est là que sont le sel et la lumière.
C’est là que se manifeste la confiance que nous avons dans un monde juste où la justice est la même pour tous, où l’accueil est le même pour tous, où chacun n’est jamais regardé autrement que comme une créature de Dieu.
Dieu vous le dit : vous êtes plein de saveur, vous éclatez de lumière !
Le monde a besoin de vous.
Il y a bien des fois, où nous préférerions ne pas avoir trop de goût ni être trop lumineux pour qu’on nous oublie dans notre coin, ou plutôt dans notre vie où nous avons su aménager un certain sentiment de confort qui nous convient.
Mais il arrive aussi que l’on soit débordés par cette saveur et cette lumière à partager.
Et cette situation n’est pas toujours facile à gérer !
On ne sait pas toujours pourquoi ni comment ça nous tombe dessus, ni réellement ce qu’on attend de nous !
Et on n’est pas toujours sûrs d’être toujours bien accueillis, avec notre sel et notre lumière à partager.
Mais Dieu vous envoie, Dieu vous attend et le monde à besoin de vous.
Nous avons tous une parole à dire ou une belle œuvre à faire pour que cette alliance de vie, solide et perpétuelle, que Dieu nous offre nous permette de rendre la vie plus juste et plus belle pour d’autres.
Pour redonner le goût salé de la vie à quelqu’un.
Pour illuminer les jours d’une personne.
Le combat pour que la justice atteigne toute la terre n’est pas perdu d’avance.
Le monde vous attend !
Amen
Plaisance, dimanche 9 février 2020 — Pasteure Marie-Pierre Cournot