Les serviteurs inutiles

Culte du 23 fėvrier 2020, Elian Cuvillier

Ecclésiaste 1
Luc 17,5-10

« Quel profit les humains tirent-ils de la peine qu’ils se donnent sous le soleil ? Une génération passe, une nouvelle génération lui succède, mais le monde est toujours là »
Oui, le monde, au sens de la nature est toujours là. En fait, contrairement à une erreur de perspective qui trouve son origine dans notre angoisse, nous ne réussirons pas à le détruire même si nous sommes peut-être en train de rendre la vie humaine impossible ici-bas.

« Ce qui est arrivé arrivera encore. Ce qui a été fait se fera encore. Rien de nouveau ne se produit sous le soleil. S’il y a quelque chose dont on dit : « Voilà du neuf ! », en réalité cela avait déjà existé bien longtemps avant nous. »

Oui là encore, nous n’inventons rien ! Bien sûr techniquement nous avons fait des progrès. Mais pour ce qui concerne une évolution de notre capacité à nous aimer et à nous supporter, non. Sur ce plan, tout ce qui semble nouveau a déjà existé !

« J’ai vu tout ce qui se fait sous le soleil. Eh bien, ce n’est que fumée, autant courir après le vent ! Je me suis appliqué à connaître ce qui est sage et à connaître ce qui est insensé et stupide. J’ai compris que cela aussi, c’est courir après le vent. Beaucoup de sagesse, c’est beaucoup de tracas ; qui augmente son savoir augmente sa douleur. »

Faut-il encore poursuivre le décapant constat de l’Ecclésiaste qui réduit à rien les prétentions des hommes, croyants et incroyants réunis ?

Ce texte dresse un constat que même les églises ont de la peine à assumer : la vanité de la vie, le non-sens de l’existence et l’augmentation de notre science payée au prix d’une douleur plus grande encore : celle de réaliser que tout ceci ne sert finalement pas à grand-chose sinon à rien. Décapant !

En une période où nos églises sont agitées par la question de la survie de notre planète, l’Ecclésiaste n’est pas le meilleur allié pour nous aider à prendre les mesures dont on imagine qu’elles sont indispensables ! En tout cas il n’est pas certain que Qohélet soit un bon rapporteur synodal !

« Tout est lassant » dit-il… même nos agitations régulières qui ne semblent rien changer au cours des choses. Alors, dira plus loin le sage, « jouis de la vie avec la femme que tu aimes » !

Bon. Et alors ? Peut-on mettre notre vocation chrétienne sous ce patronage ?

Le pari vaut la peine d’être tenté. D’autant que ce texte a, étrangement, fait résonner en moi un autre passage, du NT, celui où Jésus dit non pas la même chose, mais des choses qui se situent dans un état d’esprit pas totalement différent.

Les « apôtres » (i.e. des pasteurs en somme, « envoyés » dans les églises) demandent à Jésus d’augmenter leur foi, nécessaire pour affronter le quotidien d’une paroisse. Et le passage se termine sur cette parole dérangeante pour nos égos et que les pasteurs ont souvent l’impression de vivre au quotidien : vous êtes des serviteurs inutiles, dès lors que vous avez fait, ou l’impression d’avoir fait tout ce que vous aviez à faire… et même parfois un peu plus !

Il vaut la peine de mettre ce court passage de l’évangile en regard des paroles du sage. L’un (l’Ecclésiaste) et l’autre (Jésus) se répondent en quelque sorte et l’Eglise et les croyants que nous sommes ont sans doute quelque profit à tirer de se mettre à l’écoute de ces deux propos et au premier chef à l’écoute des propos de Celui que, un peu rapidement, nous appelons notre « maître » et « Seigneur » !

Déplions un instant ce texte de l’Évangile en gardant à l’esprit les paroles de l’Ecclésiaste. Les apôtres demandent à Jésus « d’augmenter » leur foi, demande à laquelle Jésus répond en les renvoyant, pour rester dans la métaphore salariale, à un « salaire minimum garantie » : avoir de la foi comme un grain de moutarde (dont l’auditeur sait, depuis la courte parabole du chapitre 13, qu’il s’agit d’une minuscule graine laquelle produit un arbre capable d’accueillir les oiseaux du ciel). Bref une réponse qui a pour premier effet de souligner le fait que les apôtres n’ont pas même ce « minimum requis » nécessaire : ils demandent une augmentation de ce qu’ils n’ont même pas !

Et Jésus ajoute alors une courte parabole mettant en scène un serviteur qui, de retour du champ doit encore faire le service auquel son maître à droit, sans que celui-ci lui en soit en quelque manière reconnaissant. Un serviteur invité à se dire lui-même, « inutile » ayant seulement fait ce qu’il avait à faire. …

Pas évident à entendre pour ceux d’entre nous, bien au-delà même du pasteur, qui nous efforçons de « faire ce qu’il y a à faire » pour que les choses tournent bien, dans l’église ou ailleurs !!! L’Ecclésiaste s’il avait entendu Jésus aurait souri en acquiesçant.

Quand nous avons « fait » ce que nous avions à « faire » nous devons nous dire inutiles… parce que ce que nous avions à faire devait être fait. Tel est le quotidien de notre existence, à la fois dans le monde mais aussi, disons-le, dans l’Église. Il ne s’agit pas de dénigrer cela, et l’Évangile ne le fait pas. Nos vies sont remplies de ce faire là. Sans lui la famille, la société, l’église comme institution ne fonctionneraient pas. Mais faire cela c’est être en somme « inutile ». Non pas au regard du monde et des autres ! Au contraire, là nous sommes « utiles ». Mais au regard du « maître », c’est-à-dire du Royaume lequel ne ressortit pas de la logique comptable, de la rentabilité, de l’utile justement. Au regard du Royaume — comme au regard de l’Ecclésiaste — ce « faire » est inutile !

Ce qui intéresse le Royaume et le maître si particulier de ce royaume c’est justement ce qui ne « doit » pas être fait : le miracle du règne de Dieu, celui de la petite graine de moutarde qui fait pousser les arbres et les arrache par la puissance mystérieuse du verbe.

Il s’agit d’un « faire » qui ne relève pas d’une action particulière, d’un agir commun, de ce qu’il y a justement à « faire » parce que cela relève d’un agir inouï, d’un faire excessif, surprenant comme le Royaume dont il est porteur, impossible à envisager et cependant lié à une parole enraciné dans la plus petite foi possible, celle grosse comme un grain de moutarde —et que les « apôtres » ne possèdent même pas parce qu’elle est la foi des petits et des humbles qui font confiance au Dieu de Jésus-Christ révélé dans la petitesse et l’abandon de la Croix.

Nous demandons souvent à Dieu d’augmenter en nous la foi pour pouvoir nous consacrer plus pleinement à ce que nous avons à faire… Mais ce que nous avons à « faire » sera fait par nous-mêmes ou un autre… et si ce n’est pas « fait » le monde continuera de vivre. Vous connaissez l’expression : les cimetières sont remplis de gens indispensables. C’est-à-dire inutiles au sens qu’ils ont fait ce qu’ils avaient à faire… ou qu’ils ne l’ont pas fait, mais au fond ça ne change rien finalement… Ici l’Ecclésiaste souri…

Ce que personne d’autre ne pourra « agir » à notre place c’est d’être témoin d’une parole inouïe, celle qui permet aux arbres de pousser pour accueillir les oiseaux et les déracine pour les planter dans la mer, par la puissance d’une parole qui naît d’une confiance grosse comme une graine de moutarde, toute petite graine, insignifiante (l’évangéliste Marc la dira même la plus petite de toutes les graines). Pas une parole puissante parce qu’elle aurait beaucoup de pouvoir mais parce qu’elle s’enracine dans la foi la plus humble, la parole du crucifié, la parole de la croix.

« Inutile » donc de vouloir que Dieu augmente en nous la foi. Il nous faut aller chercher en nous le grain de sénevé de l’Évangile celui qui a été planté par le semeur, et qui déracine les arbres pour les planter dans la mer.

L’hyperbole nous invite à une remise en question de nos fonctionnements et de nos priorités. Rien de plus urgent, au regard du Royaume de Dieu, non pas de faire telle ou telle chose (bien sûr qu’il va de soi qu’il y a des choses « à faire ») mais de « parler ». Pas de « parler » comme on prononce un discours, mais d’être porteur, témoin, de proclamer une parole inouïe, jamais entendue jusque-là (où a-t-on entendu prononcer une parole qui déracinait des arbres ?) parce qu’elle est la parole que chacun de nous est invité à prononcer à l’adresse d’un autre, chaque un pour chaque un.
Une parole qui va de l’un à l’autre et qui dit la Bonne Nouvelle d’un amour inconditionnel, d’une gratuité sans retour, d’un don qui est le don que l’on offre à celui que l’on aime tout simplement parce que c’est lui et rien d’autre que lui : ça c’est inouï, miraculeux, incroyable dans ce monde du « faire », du « rentable », du « service contre rémunération ». C’est cela être témoin de l’Évangile… et cela peut nous conduire à faire des choses insensées comme accueillir ce que personne ne veut accueillir parce que ce n’est pas possible ! Un exemple parmi tant d’autres de l’inouï, du miraculeux, de cet incroyable qui vient contester le monde bien rangé dans lequel nous voudrions vivre.

Un Évangile des contrastes et de l’inouï : le contraste entre le minuscule de la graine et l’inouï et l’invraisemblable de ce que ça opère.

Le paradoxe de l’Évangile c’est que le serviteur « inutile » fait des choses qui, dans la logique de ce monde (et de l’église !), sont « utiles »… Alors que celui qui est porteur d’une parole capable de déraciner l’arbre et le planter dans la mer est évangéliquement « inutile » parce que cela ne « sert » à rien, que c’est absurde de demander à un arbre de se planter dans la mer !

Comme cela ne sert à rien qu’un arbre pousse pour les oiseaux du ciel ! Et parce que ça ne sert à rien, parce que c’est « inutile » c’est essentiel : cela relève en effet d’un miracle, celui de l’Évangile qui appelle à l’existence et à la vie celui qui est pris dans le quotidien du faire.

L’Évangile qui arrache l’humain à l’emprise de la pesanteur et l’invite à se déraciner de son quotidien et se planter ailleurs pour découvrir un nouvel horizon, une vie nouvelle possible. Voilà la parole dont nous sommes porteurs. Et pour cela il faut rien moins… qu’un grain de sénevé de foi.
C’est-à-dire une confiance qui n’est pas la nôtre mais celle que nous puisons dans la confiance du Christ qui s’est faire serviteur (inutile ?) pour nous.

Notre vocation tient à ce paradoxe : il est le ministère de l’inutile. Cela l’Ecclésiaste en somme nous l’avait suggéré, soufflé à nos oreilles. L’Évangile, le Christ, le proclame bien haut. Mais pas inutile au sens que nous faisons tout ce que nous devons faire que de toute manière un autre aurait pu faire. Non, inutile au sens que l’essentiel est ce que nous ne « faisons » pas et qui ne se voit pas… mais qui peut s’entendre et agir en l’autre : porteur, témoin d’une parole qui n’est pas sans effet ! Voilà notre « travail » : proclamer une parole pas plus grosse qu’un grain de moutarde mais qui déracine les arbres, leur demande d’aller se planter dans la mer et en fait des abris pour tous les oiseaux du ciel. Dit autrement, et plus prosaïquement, nous sommes porteurs d’une parole qui touche au plus profond du cœur humain, qui vient rencontrer l’homme dans son existence. Pas de morale, pas de grands projets, pas d’idéologie, rien d’autre qu’une parole qui touche, une parole qui rencontre, une parole qui écoute… et qui agit en l’autre d’une façon mystérieuse que tu ignores toi-même mais dont tu peux voir les effets. Voilà ce dont chacune et chacun est témoin et porteur. Et nous comme communauté.

Alors, bonne route : un grain de moutarde de foi suffit… rien de plus et rien de moins. Et ce grain de moutarde, nous l’avons en nous. Tout simplement parce que le Christ à mis sa confiance en nous et que nous pouvons donc nous reposer sur elle. Nous sommes tous chacune et chacun, pasteurs et paroissiens, porteurs pour notre part, là où nous sommes de ce service de l’inutile. Avec le grain de sénevé de foi qui est le nôtre, sans qu’il soit besoin de l’augmenter. Et si c’est inutile aux yeux du monde de la rentabilité et du faire… c’est essentiel pour Dieu et pour les autres !
Amen

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