La double ration d’huile

Culte du 8 novembre – Matthieu 25,1-13

Pasteurs JF Breyne (paroisse luthérienne Saint-Jean) et MP Cournot (Église protestante unie de Montparnasse-Plaisance)

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Matthieu 25,1-13 : Alors le Royaume des cieux ressemblera à ceci : Dix jeunes filles prennent leurs lampes et elles sortent pour aller à la rencontre du marié. Cinq d’entre elles sont folles et cinq d’entre elles sont sages.
Les jeunes filles folles prennent leurs lampes, mais elles n’emportent pas de réserve d’huile. Les jeunes filles sages prennent leurs lampes et elles emportent de l’huile dans des récipients. Le marié ne vient pas tout de suite.
Toutes les jeunes filles ont sommeil et elles s’endorment.
Au milieu de la nuit, on entend un cri : “Voici le marié ! Sortez pour aller à sa rencontre ! ” Alors toutes les jeunes filles se réveillent et elles préparent leurs lampes. Les folles disent aux sages : “Nos lampes s’éteignent. Donnez-nous un peu de votre huile.” Mais les sages leur répondent : “Non ! Il n’y en a pas assez pour nous et pour vous. Allez plutôt chez les commerçants et achetez de l’huile pour vous.”
Les folles vont donc acheter de l’huile, mais pendant ce temps, le marié arrive. Les jeunes filles qui sont prêtes entrent avec lui dans la salle du mariage, et on ferme la porte.
Plus tard, les autres jeunes filles arrivent et elles disent : “Seigneur, Seigneur, ouvre-nous la porte ! ” Mais le marié répond : “Je vous le dis, c’est la vérité : je ne vous connais pas.”

Et Jésus ajoute : « Restez donc éveillés, parce que vous ne connaissez ni le jour ni l’heure. »

Cauchemar. Nous ne le mesurons peut être plus très bien, mais d’abord, cette parabole de Matthieu met en scène ce qui est peut-être notre pire cauchemar. Imaginons : Un jour de noce. La fête est prête. Et puis le mari qui n’arrive pas. Et les heures passent. Et le mari qui n’arrive toujours pas. La nuit vient : le mari n’est toujours pas là.
La fête devient cauchemar. La vie, promise à la fête, tourne au drame. Cauchemar, véritable voyage à travers la nuit.
Et cette parabole se révèle d’une étonnante actualité pour nous en ces jours de nouveau confinement. Car il faut oser le dire, c’est bien de cela qu’il s’agit : d’un cauchemar. Cette sortie de crise que nous avions crue à portée de mains et qui se dérobe ; qui, comme l’époux de la parabole, tarde, au-delà du raisonnable.
Cauchemar, qui résonne partout autour de nous : voilà en effet qu’à nouveau la litanie du nombre des décès s’égrène chaque jour aux informations, avec le nombre des nouveaux cas de contamination ; et à cela s’ajoutent les attentats fanatiques qui reprennent, des morts qui sont davantage que des deuils, mais qui deviennent aussi des symboles de la barbarie : un enseignant de l’école de la République, et puis Nice, avec trois de nos frères et sœurs qui sont assassinés parce qu’ils travaillaient ou priaient dans une église. Et puis encore Vienne, où se trouvent emportés des passants dont la seule faute était de marcher dans la rue.
Mais davantage encore : où que nous tournions le regard, c’est le chaos qui semble l’emporter : en Afrique, au Moyen-Orient, en Arménie, aux États-Unis même, avec cette élection ubuesque.
Et si nous revenons en France, c’est l’incompréhension qui domine, le désarroi, la confusion des discours, et comme me le disait un médecin hospitalier rencontré il y a quelques jours : personne n’y comprend plus rien!
Tout est là, me semble-t-il, dans ces quelques mots : personne n’y comprend plus rien ! Nous, nous pensions comprendre et connaître la vie et notre vie. Davantage même, pour pensions la maîtriser. Et voilà que tout cela s’écroule, et comme les demoiselles d’honneur, nous faisons l’expérience de l’attente dans la nuit obscure de l’angoisse.
Nous faisons l’expérience terrible d’une situation où plus rien ne semble tenir. Où tout se dérobe sous nos pas, où nous ne voyons plus d’issue.
Monte alors en nous la question : Que faire alors ? Comment tenir encore ?

Dans notre parabole, une chose est certaine, qui met toutes nos demoiselles d’honneur sur un pied d’égalité : toutes s’endorment. Toutes, toutes les dix, s’endorment. Les sages, les folles, qu’importe ; plus rien ici ne compte que la réalité tragique de l’absence et de l’absurde, auquel nul ne peut résister.
Toutes s’endorment.
Mais voilà qu’au milieu de la nuit, il y a un cri : « Le voilà, il arrive ! ».
Le voilà, il arrive.
Alors même que plus rien n’était à espérer, que plus rien n’était possible, l’incroyable se produit : A-t-on jamais vu un époux arriver après minuit à ses noces ?
Au plus sombre de la vie, au plus noir du désespoir, un cri pourtant retentit.
Alors on s’agite, et là encore, pour la seconde fois, l’incroyable se produit : cinq jeunes filles ont pensé à l’impensable : elles avaient pris des réserves, au cas où, en se disant : « et s’il arrivait quand même ? »
Et c’est peut-être ces deux petits mots qui changent tout : « et si … »
Et si ? Et s’il arrivait quand même ? Et si la mort n’avait pas le dernier mot, toujours ? Et si la paix pouvait l’emporter ? Et si l’amour avait, en fin de compte, vaincu la mort et la haine au matin de Pâques ?
Et si ?
De sorte que les sages sont en fait celles qui sont vraiment folles : elles avaient laissé en elles la place à ce « et si ? », à cette folie, en vérité, d’espérer contre toute espérance.
Remarquons d’ailleurs que le texte grec ne dit pas « sage », mais « rusée », « maline ». Les jeunes filles qui ont pris de l’huile, et que l’on dit sages, ne sont pas disciplinées mais rusées. Et celles qui sont dites « folles », sont en fait plutôt celles qui sont disciplinées : elles avaient pris ce qu’il fallait, pas plus, pas moins, toujours raisonnables …
Il faut dire ici que les provisions d’huile faites par les jeunes filles dites sages n’ont rien à voir avec des réserves de nourriture et autres produits d’hygiène que nous pourrions faire par ces temps incertains qui sont les nôtres. Bien au contraire.
Dans la culture de Jésus, l’huile, c’est avant tout ce qui sert à oindre les rois ou les prophètes pour attester qu’ils sont consacrés à Dieu. L’huile sert aussi dans le culte : les objets qui en sont enduis deviennent ainsi des objets mis à part pour le service de Dieu. L’huile est aussi onguent pour guérir les maladies, elle préserve ou donne la vie. Ensuite, probablement parce que l’huile nourrit la flamme qui donne la lumière, elle devient le symbole de la vie intérieure, de la spiritualité, de la foi.
L’huile dans cette parabole, c’est ce qui met en relation avec Dieu, c’est notre ressource intérieure déposée au creux de notre vie par Dieu.
Nos cinq jeunes filles dites sages n’ont pas fait des provisions de pâtes ou de papier jetable, ni même d’huile alimentaire, mais elles ont cultivé leur foi et sont venues avec toute la richesse de leur vie spirituelle.
Et puisque rien ne peut être prévu – rappelons que dans cette parabole rien n’annonce l’arrivée de l’époux qui brusquement survient dans un cri – puisque rien ne peut être anticipé, rien ne sert de faire des réserves raisonnables.
Nous ne pourrons de toute façon pas parer à tous les imprévus ni à tous les malheurs. Nous avons bien autre chose à proclamer.
Écoutons le pasteur Alphonse Maillot, qui disait que nous ne sommes pas appelés à croire qu’il nous faut porter toute la misère du monde, mais au contraire, nous sommes appelés à croire qu’il nous revient d’apporter le sourire de Dieu au monde.
Car voilà notre vocation : apporter le sourire de Dieu au monde ! Et notre monde en a bien besoin en ce moment …
Et si c’était cela que nous célébrions à chaque culte ? Et si c’était cela, le sens ultime de nos baptêmes, de nos bénédictions de mariages, de nos services funèbres même ?
Laisser dans nos vies la porte ouverte à l’impossible. Ne pas se résigner au visible, au prévisible, à la tyrannie des apparences et des évidences.

Ma sœur, mon frère : accroche ta vie à ce « et si ? », et tu verras, rien ne sera comme avant. Voilà la parole que Dieu nous dit aujourd’hui.
Mais là surgit en moi une interrogation : n’est-ce pas un peu trop dur d’attendre cela de nous ? Comment prévoir l’imprévisible ? C’est impossible, jamais nous n’y arriverions. Et alors qu’arrivera-t-il de moi, de nous ?
Et puis, dans la parabole, les autres, celles qui n’avaient pas fait double ration d’huile, condamnées à rester dehors ? Mises à la porte ? Ce n’est pas un peu trop dur, quand même ? Où est-elle, la bonne nouvelle de l’Évangile, dans cette exclusion de l’autre ?
Mais que dit vraiment le texte : qu’elles ont été mises à la porte ? Non. Le texte dit autre chose ; il dit : « et la porte fut fermée ». Vous me direz : quelle différence ? Et pourtant, j’en vois une, et une de taille.
J’entends une nouvelle question dans le récit, suggérée par ma collègue Fabienne Ambs alors que j’étais pasteurs en Cévennes : Où étaient-elles, ces femmes, quand l’époux est arrivé ? Absentes. Pas là. En train d’essayer d’acheter ce qui leur manquait et qui pourtant ne peut pas s’acheter. Et oui, elles étaient parties pour cacher leur pauvreté, leur lampe vide.
Et si au contraire elles avaient eu l’audace d’attendre quand même ? Certes en baissant la tête car elles avaient les mains vides, les lampes éteintes, mais oser s’approcher quand même de l’époux, compter sur son accueil plus grand que mon étourderie et ma paresse et lui dire je ne suis pas prête mais je suis là, accueille-moi.
J’en ai l’assurance, la porte n’aurait pas été fermée pour elles. Elles auraient été acceptées comme elles étaient et pardonnées.
Mais voilà elles n’étaient pas là, cherchant par leur propre moyen la lumière. Soyons, encore et toujours, attentifs, de ces veilleurs de la lumière, de ces éveilleurs de confiances et d’espérances, de ces éveilleurs de vie. En comptant pour cela non sur nous même, mais bien sur la bienveillance du Maître et sur sa lumière.
Car il faut que nous le sachions : la lumière elle-même ne vient pas de nous-même. Elle nous est donnée. Elle nous est offerte. En ce jour.
Pour en témoigner, vous pourriez allumer si vous le souhaitez une bougie à la fin de ce culte qui serait là juste pour vous rappeler ce don de Dieu.

À nous seulement d’oser conjuguer le « et si ? » de la foi avec la vérité de notre assoupissement, de notre fragilité, de notre vérité. Le reste, Dieu s’en occupe.
À nous seulement d’oser tenir notre lampe allumée.
Et si parfois l’huile, pour nous aussi, vient à manquer, et si parfois, nous aussi nous nous endormons, et si parfois la nuit se fait trop sombre, que notre lampe vacille, puissions-nous oser ne pas fuir et demeurer là, quand même.
Oser être là dans notre fragilité et notre vérité, malgré nos échecs et nos rêves brisés. Être là, seulement les mains vides, comme la lampe sera vide.
Alors le Seigneur s’approchera de toi, de moi, de chacun et chacune d’entre nous et nous dira :

« N’avais-tu pas compris ? L’huile, c’est la vérité de ton cœur, le terreau de ta fragilité. Regarde, la flamme reprend déjà. Regarde, il y avait même en toi double ration. Sur la pointe des pieds, je l’avais déposée au fond de ton cœur, au cas où, pour un jour comme aujourd’hui.
Ne l’avais-tu donc pas vu ? N’avais-tu pas confiance ? »

Amen.

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