Marc 10,17-22 :
Comme Jésus se mettait en chemin, un homme accourut et se mit à genoux devant lui pour lui demander : « Bon maître, que dois-je faire pour hériter la vie éternelle ? »
Jésus lui dit : « Pourquoi me dis-tu bon ? Personne n’est bon, sinon Dieu seul. Tu connais les commandements : Ne commets pas de meurtre ; ne commets pas d’adultère ; ne commets pas de vol ; ne fais pas de faux témoignage ; ne fais de tort à personne ; honore ton père et ta mère. »
Il lui répondit : « Maître, j’ai observé tout cela depuis mon plus jeune âge. »
Jésus le regarda et l’aima ; il lui dit : « Il te manque une seule chose : va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens et suis-moi. »
Mais lui s’assombrit à cette parole et s’en alla tout triste, car il avait beaucoup de biens.
Prédication par la pasteure Marie-Pierre Cournot :
« Jésus le regarda et l’aima »
C’est une curieuse petite phrase presque cachée au milieu de notre récit. Je vous propose de nous attarder sur elle.
Ce jeune homme riche qui ne sera pas capable de suivre Jésus, Jésus l’aime. Jésus l’aime quand même, malgré tout, malgré son orgueil, malgré sa faiblesse. Ou peut-être Jésus l’aime à cause de cela.
En tout cas, ce n’est pas parce qu’il a suivi tous les commandements que Jésus l’aime. En effet, après que l’homme a raconté tout ce qu’il a fait de si bien, Marc ne dit pas « Jésus l’écouta » ou « Jésus l’entendit et l’aima ».
Mais « Jésus le regarda et l’aima ». En le regardant Jésus voit autre chose que ce que l’homme dit. L’homme dit « j’ai toujours fait ce qu’il fallait faire », « je suis vertueux », « je suis un bon croyant ». Jésus voit autre chose, il voit un homme qui est sûr de lui, qui se met en avant. Un homme qui a besoin de certitudes pour se rassurer. Un homme avide de reconnaissance. Un homme qui essaye de se faire passer pour bon.
Même pas Jésus lui-même.
Si l’homme avait bien écouté cette phrase de Jésus, il n’aurait pas tenté de l’impressionner avec ses hauts faits. Mais il est tellement sûr de son coup, qu’il n’écoute pas ce que Jésus lui dit.
Et Jésus voit en lui un homme perdu qui tient droit grâce à son argent et qui d’ailleurs ne voudra pas lâcher cette armure. Et cet homme il l’aime.
Il me parait important de relever ce lien entre l’amour et le regard, entre l’amour et le regard de Jésus.
Le regard que Jésus pose sur nous, nous rend digne d’être aimé. Par son regard, Jésus nous offre de nous découvrir digne d’être aimé.
Ce que n’a pas vu l’homme riche, sinon il n’aurait pas eu peur de quitter son armure d’or et d’argent.
Le simple regard que Jésus pose sur nous peut changer le regard que nous avons sur nous même, et nous transformer.
Dans l’évangile de Marc, puisque nous sommes dans l’évangile de Marc, l’usage du verbe « aimer » est suffisamment rare pour que nous allions voir les autres occurrences. Il est utilisé en tout 5 fois, et les quatre autres occurrences sont groupées au chapitre 12, dans un dialogue avec un scribe qui interroge Jésus pour savoir quel est le plus grand des commandements. Voilà la réponse de Jésus : « Le premier, c’est : Écoute, Israël ! Le Seigneur, notre Dieu, le Seigneur est un, et tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ton intelligence et de toute ta force. Le second, c’est : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas d’autre commandement plus grand que ceux-là. »
Le scribe est satisfait de la réponse de Jésus : « C’est bien, maître ; tu as dit avec vérité qu’il est un et qu’il n’y en a pas d’autre que lui, et que l’aimer de tout son cœur, de toute son intelligence et de toute sa force, et aimer son prochain comme soi-même, c’est plus que tous les holocaustes et les sacrifices. »
Le verbe aimer est donc chez Marc toujours lié aux 10 commandements.
Dans notre récit, c’est la 2e partie des 10 commandements qui est citée, celle qui dit comment se comporter vis-à-vis d’autrui : tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne prendra pas la femme d’un autre … En gros, tu respecteras tout ce qui n’est pas à toi.
Au chapitre 12, là où il y a les 4 autres occurrences du verbe aimer, ce sont d’abord les commandements liés à notre relation à Dieu qui sont convoqués : tu aimeras la Seigneur ton Dieu de tout ton cœur. Puis les autres qui sont résumés par cette célèbre formule « tu aimeras ton prochain comme toi-même ».
La discussion avec le scribe rejoint le dialogue avec l’homme riche qui voulait la vie éternelle puisqu’après la réponse du scribe, Jésus termine par : « Tu n’es pas loin du royaume de Dieu. »
La vie éternelle et le Royaume de Dieu me paraissent être deux façons différentes d’appeler la même chose.
J’ai dit que le regard de Jésus sur nous nous rendait digne d’être aimé, il nous rend digne d’entrer dans le royaume de Dieu, cette vie régie par un seul verbe : aimer.
Puisque l’on parle de Jésus qui aime, la figure du disciple que Jésus aimait fait irruption. Oui, on change d’évangile, le disciple que Jésus aimait est dans l’évangile de Jean uniquement. Il est souvent appelé le disciple bien-aimé, peut-être est-ce plus politiquement correct. C’est à ce disciple que Jésus, sur la croix, confie sa mère.
Et c’est ce disciple, nous dit l’évangile, qui écrit l’évangile dit de Jean. Même si nous savons que ce n’est possible qu’un disciple de Jésus ait écrit de sa main l’évangile dit de Jean, puisqu’il a été écrit plus de 50 ans après la mort de Jésus, tous les disciples étaient vraisemblablement morts aussi.
Ce disciple en tout cas est chargé de prendre soin de ce qui restera de Jésus, de son histoire et de sa mère. Il est chargé de donner une continuité à cette fantastique aventure qu’ils ont vécu ensemble.
Dans l’évangile, le disciple que Jésus aimait n’a pas d’autre nom que cette périphrase, il n’a pas de prénom. Peut-être pour que chacun, chacune, se sente concerné par cette mission de poursuivre l’œuvre de Jésus. Jésus certainement a vu la possibilité d’une telle personne dans l’homme riche de Marc.
Et il l’a aimé.
Même si cet homme n’a pas réussi dans cette entreprise, en tout cas pas là, pas à ce moment-là, Jésus l’a aimé.
Jésus nous regarde et nous aime, et son regard et son amour ouvre pour nous une voie à suivre dans la suite de Jésus.
Par ce regard, Jésus déroule pour nous un tapis rouge où nous pouvons nous engager.
À cet homme qui a observé tous les commandements sans faillir, Jésus dit qu’il lui manque une chose, la chose, la plus importante. Se défaire de ses liens pour ne plus suivre que Jésus sur ce tapis.
Ce récit biblique est difficile à lire cette semaine alors que viennent de tomber les conclusions du travail de la commission sur les abus sexuels dans l’Église catholique depuis 70 ans.
Dans ses recommandations, à la fin de son rapport, la commission insiste à de nombreuses reprises sur le rôle qu’a pu jouer dans ce drame la survalorisation des prêtres, qui deviennent des héros, et sont dans une position de surplomb et de domination par rapport aux laïcs.
Notre homme riche est précisément dans ce cas, dans une position de surplomb par rapport à ses contemporains. Ce surplomb est figuré dans le récit par la richesse qui l’installe comme sur un marchepied d’où il a un pouvoir aberrant et illégitime sur eux. Et bien entendu ce pouvoir vicieux, il ne veut pas s’en défaire, même pour suivre Jésus.
Il ne fait aucun doute que Jésus regarde l’Église catholique et l’aime.
Il lui déroule un tapis rouge qu’elle n’a plus qu’à suivre à condition de changer de posture, de déposer les attributs de domination et d’assujettissement qu’elle réserve à certains et qui ont permis cette catastrophe avant tout humaine, mais aussi institutionnelle.
L’avenir dira si l’Église catholique joue le jeu ou si elle repart, assombrie et triste, comme l’homme qui voulait rester riche.
Et même s’il ne semble pas à ce jour que nous soyons impliqués, en tant qu’individu ou en tant qu’institution, dans un drame de cette ampleur, ne nous croyons pas à l’abri de tentation de toute puissance et d’oppression.
Cet homme riche, cet homme de pouvoir, c’est nous.
Il ne fait aucun doute que Jésus nous regarde et nous aime, qu’il nous attend dans son royaume où le seul commandement, qui prend la place de tous les autres, c’est tu aimeras.
Amen